Pourquoi Clamecy, bourgade du Haut Nivernais, s’est- elle
trouvée en bonne place parmi les quelques localités ayant résisté à Louis
Napoléon Bonaparte lorsqu’il viole la constitution de 1848 ? Pourquoi un
tel déchaînement de violence au nom d’une juste
cause ? Pourquoi cette répression plus horrible encore ? Pourquoi 150
ans après, ce sujet demeure-t-il tabou ?
Il ne s’agit pas ici d’exalter ou de fustiger les insurgés
de Clamecy, mais de présenter les faits, parfois étranges et absurdes, de cette
insurrection avec le maximum d’objectivité.
Théâtre de l’action
et des propagandistes
Le Clamecy des années 1850
est une petite sous-préfecture de 5000 habitants, nichée au creux des vallées
de l’Yonne et du Beuvron. Le cœur de la cité a conservé son caractère médiéval.
Chaque quartier abrite une classe différente : les notables occupent la
ville haute qui regroupe la mairie, la collégiale, le marché, la prison et les
commerces les plus florissants tels ceux du bois de flottage. Les bords de
l’Yonne sont occupés par le menu peuple actif et misérable, essentiellement les
flotteurs : c’est le quartier de Bethléem. Deux autres faubourgs dits du
Beuvron et de l’Abreuvoir accueillent les artisans, vignerons et maraîchers.
Autant de quartiers, autant de petits mondes à part ayant leur lieu de
rencontre au café des Colonnes pour les notables, et une multitude de troquets
(dont le café Garnier) pour les artisans. Beaucoup d’habitants sont affiliés à
des sociétés secrètes dont la plus populaire est la Marianne.
Les classes modestes partagent l’espoir que les élections de 1852 porteront au pouvoir des hommes capables d’établir une république démocratique et sociale. Mais Louis Napoléon Bonaparte, élu président de la République pour 4ans, est non rééligible immédiatement. Il ne veut pas abandonner le pouvoir et fomente un coup d’état, le 2 décembre, date anniversaire du sacre de son oncle Napoléon et de la victoire d’Austerlitz.
La Nièvre est en état de siège depuis octobre 1851, ce qui entraîne un certain isolement avec le reste du pays. Le courrier de Paris acheminé à la sauvette apporte la nouvelle de la dissolution de l’Assemblée législative, la préparation d’une nouvelle constitution et l’organisation d’un plébiscite pour la ratifier. L’ordre est donné aux chefs des sociétés secrètes de ne pas agir avant qu’un signal leur soit donné. Mais le 3 au soir, un télégramme laconique arrive : “ on se bat à Paris. ” qui va précipiter le cours des choses. Les affiliés à la Marianne sont convoqués le lendemain à la première heure.
La
réunion au café Garnier, place de Bethléem, est houleuse. Les partisans de l’épreuve
de force énoncent clairement leur but : renverser les autorités locales,
les remplacer par des confédérés âgés, marcher su Auxerre et Joigny, entraîner
les républicains, nombreux dans ces deux villes, sur Paris où le succès de la
résistance parait certaine.
Certains
chefs républicains, en particulier les Millelot père
et fils, imprimeurs, tentent de freiner les ardeurs des plus excités. Ils ne
veulent pas se laisser submerger et souhaitent prendre l’initiative d’une
véritable insurrection au moment opportun.
Dans la nuit du ‘ au 5, des affiliés quittent la ville
pour chercher des renforts dans les communes voisines. La révolution, si elle a
lieu, aura besoin d’hommes nombreux et motivés. Les émissaires s’adressent
d’abord aux sociétés secrètes implantées un peu partout, puis font appel aux
volontaires…et au racolage ! Au milieu de l’idéalisme et de la conscience
politiques des plus évolués, se mêlent inévitablement “ les
casseurs ”.
Les
autorités locales conservatrices (sous préfet, procureur de la République,
lieutenant de la force publique) se réfugient dans la caserne de la gendarmerie,
en haut de la côte de l’Abreuvoir. Le maire également conservateur et une
douzaine de gardes nationaux se rassemblent à l’hôtel de ville, ce qui disperse
leurs forces. Les partis antagonistes se préparent à une lutte acharnée.
Malgré
l’absence de nouvelles venant de l’extérieur, les démocrates fixent l’heure de
l’insurrection, ce même jour à 20 heures 30 ; Les chefs font élever une
vingtaine de barricades, et porter aux hommes des hameaux voisins l’ordre
impératif de se rendre à Clamecy au premier signal. Ce sont les membres des
sociétés secrètes qui se montrent les plus réticents. Ils considèrent
l’insurrection comme un acte d’insubordination, voire de trahison, si elle est
déclenchée par des responsables non affiliés. Ceci peut expliquer l’immobilisme
observé chez de nombreux flotteurs de Clamecy et des environs, adhérents à la
Marianne. De toutes façons, la tension monte. Des menaces d’arrestation
circulent émanant des forces publiques ; elles seront le détonateur de
l’insurrection.
Le
premier acte envisagé par les insurgés est la libération des 40 détenus de la prison
dont 11 sont incarcérés pour conspiration politique.
Les frères Millelot, Eugène et Numa, et quelques autres jeunes gens sont réunis au café Garnier, très impatients d’entrer dans l’action. Devançant l’heure officielle, à 18 heures 30, ils accourent au faubourg de Bethléem. Près du pont Jean Rouvet attend un rassemblement de six cents hommes armés de fusils, pistolets, haches, goués, picots et besaigues.
Les frères Millelot prennent la tête de la colonne, drapeau rouge en tête et au chant de la Marseille ; tous gravissent les ruelles étroites et sombres menant à l’hôtel de ville. Le maire ceint de son écharpe et entouré de ses fidèles se porte au devant des manifestants pour parlementer et temporiser. Mais les portes de la prison toutes proches sont fracassées à coups de haches, et les personnes libérées viennent grossir les rangs des insurgés. A ce moment une patrouille de gendarmes débouche sur la place : un commandement retentit ; le temps d’une décharge et d’une riposte…Deux gendarmes et un insurgé sont tués et quelques blessés. Qui ont tiré les premiers ? Chaque camp accuse l’autre ; mais il est évident que devant le conseil de guerre, le témoignage des gendarmes prévaudra !
Ce qui est certain, c’est que cette fusillade est un tournant est décisif de l’insurrection. Sur la place obscure, les portes de la collégiale Saint Martin sont attaquées à la hache. Le tocsin retentit ; les Hurlements se mêlent au bruit des détonations ; les gardes nationaux s’enfuient et la mairie est envahie.
Dans
la nuit, les insurgés s’entretuent, et la folie du meurtre gagne même ceux qui
de sang froid sont d’un caractère pacifique. Des groupes d’ouvriers et de
paysans entrent dans les maisons bourgeoises à la recherche d’armes et de
munitions. Tout est à craindre dans cette atmosphère dramatique…Mais aucun
excès grave n’est commis, ni aucun fait signalé de pillages collectifs ou
individuels.
Au
cours de cette nuit arrivent des renforts venus de toutes parts ; ils sont
2000, 3000, 6000 peut être, avec des motivations diverses, dont la plus forte
demeure la défense de la République. Mais il y a ce peuple écrasé par la
misère, les brimades et les restrictions de liberté. Pour lui c’est une lutte
de classe qui s’engage, une sorte de jacquerie. Et puis il y a inévitablement
ceux qui, enrôlés plus ou moins de force
sont là pour faire “ comme les autres ” !
Les
insurgés interceptent le courrier venant de Paris. Une foudroyante nouvelle
tombe : la troupe campée dans la capitale a anéanti toute résistance populaire
et refoulé les derniers combattants hors des barrières. Ici, on avait pensé que
la lutte serait longue et difficile ; mais nul n’avait imaginé une défaite
de la démocratie ! Millelot père, découragé,
propose de renvoyer les paysans sur leurs terres et de cesser une insurrection
désormais inutile. Son fils Numa estime qu’il convient d’attendre la
confirmation de cette invraisemblable nouvelle qui va frapper 5000 hommes les
armes à la main dans un département en état de siège ! C’est alors que
survient un fait inouï au poste de Bethléem . Le cafetier
Garnier, exalté ou inconscient, entre au bureau de l’octroi, écrit quelques lignes et
escaladant la barricade, les lit à la foule amassée : “ Paris a
triomphé ; Barbès est à la tête des révolutionnaires. L’assistance hurle
sa joie ; mais l’inconséquence d’un tel acte atterre Millelot
père, qui pense encore que la vérité doit être connue du peuple. Il révèle le
contenu des dépêches ; la foule ne le croit pas, devient hostile, l’accuse
de trahison ; il est sur le point d’être fusillé…Arrêter l’émeute devient
impossible. Il faut aller jusqu’au bout, et pour cela, “ continuer à
mentir ”.
L’arrivée des renforts, disproportionnés aux possibilités d’accueil dans la ville pose des problèmes de nourriture, d’équipement et d’hébergement. Où trouver l’argent ? Une quarantaine d’émeutiers se dirige vers le bureau du receveur des finances et se fait délivrer au nom du peuple une somme de 5000F. Eugène Millelot signe un reçu en bonne et due forme. Cet argent sera peu utilisé, puisque 4760F seront restitués quelques jours plus tard.
L’insurrection
continue sa marche : les correspondances venues du dehors sont
interceptées, les réquisitions de pain, de viande et de vin sont souvent
“ musclées ” On désarme les citoyens suspects de sympathie pour le
coup d’Etat ; on force un certain nombre à se rendre sur les barricades…Un
comité révolutionnaire est formé, résolu à continuer la lutte et à résister.
Les émeutiers, maîtres de la mairie, sont indécis sur la
conduite à tenir à l’égard de la gendarmerie. Une attaque est enfin décidée
pour l’après midi. Mais il n’y aura ni siège, ni assaut ; le lieutenant de
la force publique ayant quelques sympathies pour les insurgés, s’empresse de rendre
les armes, et la garnison s’évanouit dans la nature, à l’exception du gendarme Bidan.
C’est
un homme simple, qui ne comprend pas pourquoi il a du rendre sa carabine. Il
parait sur le perron de la gendarmerie et voit son arme dans les mains d’un
jeune insurgé. Il veut la récupérer, ce qui déclenche la colère des
manifestants. Il est précipité en bas des escaliers. On tire sur lui : il
tombe et se relève. Une seconde puis une troisième décharge le font retomber. C’est alors le déchaînement et l’acharnement
aveugles d’une foule vociférante. Le corps expirant du gendarme Bidan est transporté à l’hôpital où le médecin dénombre 14
coups mortels donnés avec des armes de fortune : picots, serpettes,
hachettes…
Le
tocsin retentit de nouveau. La vigie postée sur la tour de Saint Martin
aperçoit au-delà de la barricade de l’abreuvoir, environ 120 soldats de 41ème
de ligne et 50 cavaliers du 10ème chasseurs, avant –garde d’autres
troupes venant de Bourges. Un premier engagement se produit sur le pont du
Beuvron : 1 cavalier et 2 émeutiers sont tués. Dans la ville, un
découragement profond succède à l’ardeur des jours précédents. Les hommes des
communes voisines retournent chez eux. L’approche des troupes et de
l’artillerie provoque la réunion du comité révolutionnaire. De vives discussions
opposent partisans de la reddition et partisans de l’évacuation ; c’est
cette dernière solution qui l’emporte..
Bien
que les barricades soient gardées, un affrontement avec la troupe est peu
probable. A la faveur de la nuit, chacun effectue sa retraite. Les uns déposent
leurs armes à la mairie, d’autres les jettent dans la rivière. Beaucoup vont se
cacher dans les bois alentours. A minuit, toutes les rues sont devenues
silencieuses et désertes
Les
nombreuses barricades disparaissent. L’insurrection est virtuellement terminée.
L’entrée des troupes dans une ville quasiment morte n’est
qu’une “ parade militaire ”. La population ressort comme
soulagée. Elle ne le sera pas longtemps. Immédiatement est affichée une
proclamation du Préfet dont voici quelques extraits : “ Habitants
de Clamecy – Des bandits, des factieux,
des assassins ont jeté le deuil sur Clamecy les 5-6-7 décembre. Des citoyens
honorables, des vieillards, des enfants, des gendarmes ont été massacrés, des
habitations dévastées…Le sang le plus honorable crie vengeance. La punition
sera éclatante.[…] Tous les rassemblements sont
interdits ; ils seront immédiatement dispersés par les armes. Tous les
cafés et cabarets du canton de Clamecy sont fermés.
Les habitants de Clamecy me(le
préfet) trouveront toujours tel qu’ils m’ont connu dans les mouvements
insurrectionnels de 1836 et 1837, inflexible dans la volonté de punir
les factieux qui ne veulent que le pillage, le meurtre et la
destruction ”.
Les
habitants nombreux assistent aux obsèques des deux gendarmes tués dans la
soirée du 5 décembre. Des patrouilles fouillent la ville et les environs à la
recherche des insurgés 200 personnes sont arrêtées ce jour, et
enfermées dans les caves de l’asile, couchés sur la paille et sans couverture
pour se couvrir, sans nourriture pendant plusieurs jours.
Outre une propagande tourne des événements, transformés en barbares odieux : ecclésiastiques coupé en morceaux, 70 cadavres, nombreux viols, dont la “ femme ” du sous préfet, qui était célibataire !
Les
récits font une surenchère d’invraisemblance, et malheureusement lors des
jugements, le délit d’opinion primera sur celui de l’insurrection.
Epilogue
Les perquisitions et les
arrestations se succèdent. Les détenus sont traduits devant un conseil de
guerre ; puis à partir de février 1852 , devant
une commission militaire. Parmi les condamnés à mort, Eugène Millelot, qui s’évade, puis revient se constituer
prisonnier. Sa peine est commuée en
déportation à Cayenne où il meurt trois jours après son arrivée. Millelot père et son fils Numa sont condamnés à la
forteresse. Numa sera gracié et mourra en 1895. Il repose au cimetière de Clamecy.
La “ Pyramide
ou Colonne ” est élevée sur la butte du Crôt
Pinçon, le 21 septembre 1884, sur le lieu même de l’exécution de deux condamnés
à mort. Y figurent les renseignements suivants, formant l’épilogue de cette
mémorable résistance au coup d’Etat du 2 décembre 1851.
Le
conseil de guerre a condamné
§
6 citoyens à la peine de mort, dont deux exécutés à cette
place.
§
7condamnés aux travaux forcés à perpétuité.
§
3 condamnés aux travaux forcés à temps
§
28 condamnés à la déportation dans un fort
§
16 condamnés à la déportation simple
§
3 condamnés à surveillance
La
commission militaire a désigné
§
312 pour la déportation à Cayenne
§ pour la déportation en Afrique, principalement en Algérie
§
282 ont été remis en liberté
§
884 citoyens de l’arrondissement ont été victimes du crime
de Bonaparte
Sur
la face avant de la colonne, la dédicace suivante :
“ L’assemblée
nationale confie le dépôt de la Constitution
Au patriotisme de tous les
français.
(article
110 : constitution de 1848) ”
Bibliographie :
·
Clamecy et l’évêché de Bethléem – Commandant R. Surugues (1925).
·
Les éphémérides clamecycoises de Sonnié-Moret (1872).
·
Le coup d’état du 2 décembre 1851 : bulletin de la
Société scientifique et artistique de Clamecy.
·
Réaction au coup d’Etat de 1851 : conférence de
Jacques Dupont à la Morvandelle (20/01/2001).
·
le coup d’Etat – Numa Millelot.