Retour à l'accueil


 

 

Le 16 juin 1940 à Clamecy

 

par le Docteur Frédéric SUBERT

 

 

 

Tant d’évènements internationaux et même locaux ont rempli cette période de huit années que le dessin de ce que furent ces journées s’estompe dans le souvenir de ceux qui y furent mêlés.

 

Il nous a semblé à mon collègue Marcelot et à moi qui nous sommes trouver par suite de la carence des autorités administratives, les seuls responsables de notre Cité, lors de l’arrivée des envahisseurs, qu’il était essentiel de reconstituer, dans la mesure du possible, pour ceux qui viendront après nous et même pour les Clamecycois si nombreux qui s’étaient repliés devant la menace de l’avance teutonique, la physionomie de ces journées néfastes, notamment celle du dimanche 16 juin.

 

Nous avons fait appel à nos souvenirs personnels, au témoignage de ceux que nous savions avoir été peu ou prou les spectateurs des événements. Notre exposé encourra  sans doute le reproche fait au fameux récit de la bataille de Waterloo par le Fabrice de la Chartreuse de Parme. Il a l’unique souci de la sincérité. Fau-il rappeler le déroulement des évènements depuis le réveil brusque de la machine de guerre germanique au printemps 1940 ? L’histoire s’en édifie peu à peu tous les jours. Les silences se rompent ; les grands protagonistes du drame nous livrent progressivement leur secret.

 

A une guerre de position qu’on avait fini par tourner en dérision en la nommant la « drôle de guerre », succédait soudain en coup de foudre, la « Blitzkrieg », la ruée brutale des troupes allemandes sur la paisible Hollande accompagnée du sauvage bombardement de Rotterdam.

 

De suite nos troupes entraient en Pologne pour soutenir le choc auprès de la vaillante petite armée belge. Hélas ! le rempart des poitrines, comme les obstacles naturels ; Escaut, Canal Albert, réputés infranchissables, ne pouvaient tenir contre une puissance offensive insoupçonnée. Bientôt l’armée belge devait déposer les armes et le 10 mai, l’échec de la défense tournait au désastre par suite de la rupture de notre front à Sedan.

 

Ce fut la course à la mer des Panzerdivisionen : « quelques éléments motorisés légers, nous disaient les communiqués officiels, ont poussé en direction de Boulogne et Calais ». La retraite coupée à nos armées de Belgique et à la petite armée anglaise, le drame de Dunkerque, puis le coup de boutoir sur la Somme, l’Aisne et la Seine, l’anéantissement de l’armée française dépourvue de tout moyen de résistance contre un adversaire puissamment armé, motorisé et doté d’une suprématie aérienne écrasante, tout cela, nous le soupçonnions à peine à travers les réticences et les euphémismes des communiqués de la radio.

 

Le danger nous devient proche quand commença à se dérouler le flot des réfugiés fuyant l’envahisseur : les Belges, les Ardennais, les Lorrains puis les Champenois.

 

En longues et disparates colonnes : autos, camions, chariots, ces pauvres gens parvenaient à la place des Jeux où sous les arbres, des équipes de dames dévouées se relayaient pour les ravitailler auprès des cuisines improvisées. Les bâtiments du Palais de Justice, la prison, diverses salles de la Mairie, l’église Saint Martin elle-même, étaient transformés en dortoirs pour ceux qui devaient continuer leur route ; cependant qu’étaient répartis dans les communes voisines les réfugiés auxquels la Nièvre était fixée comme département d’accueil. Pendant ce temps, de grands convois d’évacués passaient en gare de jour comme de nuit, ravitaillés par la Croix Rouge. L’hôpital improvisait dans des baraques prévues pour les victimes éventuelles des bombardements, le cantonnement des épuisés qui ne pouvaient aller plus loin.

 

Où se trouvait l’armée allemande ? Il était bien difficile de le préciser d’après les récits de seconde main des réfugiés. Néanmoins, le 12 et13 mai , nous apprenions de source certaine l’occupation de Troyes et de Romilly (120 kilomètres). Ce jeudi 13, au cours d’une alerte aérienne en plein jour, la Luftwaffe se montrait de plus en plus ; On crut discerner des descentes de parachutistes dans la direction de Sembert. Illusion pour les uns, que les événements ultérieurs révélèrent une réalité probable, des éléments de la cinquième colonne s’étant dévoilés et ayant manifesté leur activité au cours de la journée de dimanche.

 

A partir de ce moment, les événements se précipitent. Les convois, ou plutôt les cohues de réfugiés fuyant devant l’invasion, défilent ininterrompus de nuit comme de jour. Des cars, parfois la presque totalité des autobus parisiens, déversent les évacués de Champagne. Parmi eux, des malades, quelquefois des cadavres. Puis viennent s’y mêler les éléments de troupes en déroute, tantôt en éléments d’unités constituées, le plus souvent en complet désarroi : soldats sans chefs, officiers sans troupes, se hâtant dans des voitures surchargées de leur famille et de leurs bagages, soldats isolés jetant leurs armes et leur équipement, image d’une débâcle que personne n’eut pu imaginer, d’une décomposition de l’armée française frappant d’horreur et d’humiliation  ceux qui avaient cru en elle, et qui avaient eu la fierté d’appartenir aux unités combattantes de 14-18. Un tel spectacle, le récit que faisaient les fuyards de l’horreur des combats et de la brutalité de l’envahisseur répandant la panique dans une population qui n’avait pas réalisé jusque là  l’immensité du désastre. La résolution de fuir à tout prix les périls proches fut aussitôt mise à exécution par tous les moyens accessibles : voie ferrée, auto, bicyclette, chacun emportant les objets les plus précieux.

 

Nous estimons qu’à l’arrivée des allemands, le 16 juin, les trois quarts au moins de la population de Clamecy avaient abandonné la cité. Et pendant trois jours et trois nuits, sans trêve, les lamentables convois ne cessaient de rouler (à part les moments fréquents d’embouteillage) venant de la route d’Auxerre et se dirigeant sur Nevers et sur Corbigny dans un vacarme assourdissant de moteurs, de chenilles et de vociférations.

 

On sentait l’approche des Allemands sans pouvoir préciser leur position. Toutefois dans la journée du samedi, il apparaît aux dispositions prises par l’autorité militaire que le péril est imminent. Les COA de l’usine de Beaulieu recevaient l’ordre de se replier. Dans la soirée, c’était le tour des hôpitaux temporaires qui devaient évacuer à minuit par un dernier train  les blessés et le personnel.

 

Les unités territoriales placées sous les ordres du commandant de place devaient rester les dernières. On conçoit que ces mesures venues à la connaissance du public portèrent au comble l’angoisse et la panique. Aussi, malgré l’avis publié par la Sous Préfecture ordonnant à chacun de rester à son poste, de nouvelles familles prenaient le chemin de l’exil qui devait se dérouler pour beaucoup par de nombreuses victimes lors des bombardements.

 

Qu’on me permette ici de faire plus amplement appel à mes souvenirs personnels [Docteur Subert] pour retracer chronologiquement le déroulement de la nuit du 15 au 16 et les événements du dimanche 16. Le samedi vers 22 heures, je suis appelé auprès d’une malade dont l’état nécessite d’extrême urgence une intervention chirurgicale. Pendant qu’on la transporte à l’hôpital, on se met à la recherche du chirurgien militaire, le docteur Evrard, qui préside à l’évacuation de son service. Il se rend à mon appel à 23 heures ; la malade est opérée et sauvée ; il pourra une heure plus tard partir avec ses blessés.

 

Rentré chez moi, sans pouvoir trouver de repos en raison de l’inquiétude et de l’effroyable vacarme de la rue (à noter que le Dr. Subert habitait rue du Président Wilson), où les camions sont pris d’assaut par ceux qui veulent fuir, je suis à nouveau appelé vers 3 heures par Mme X. Son petit-fils avec plusieurs de ses camarades a résolu de s’éloigner à bicyclette, redoutant de tomber aux mains des Allemands. Il vient de faire une chute dans le Crôt Pinçon, et est incapable de faire un pas. Je prends ma voiture et pars avec sa grand’mère, afin de le ramener. J’espère pouvoir au carrefour du pont Charles X me faufiler au travers de la colonne et gagner la Mirandole et le Crôt Pinçon. Après trois quarts d’heure de vains efforts, moteur au ralenti, je dois me convaincre que je ne pourrai jamais passer. Il faut rebrousser chemin, se faufiler à pied au travers des camions et gagner le Crôt Pinçon, où je réussis à remettre en place le genou déboîté.

 

A ce moment, l’aube commençait à poindre. Nous percevions nettement le tic tac des mitrailleuses dans le lointain dans la direction de la route d’Auxerre. Je donne aussitôt aux camarades du blessé qui l’entouraient le conseil de prendre le large au plus vite et nous emmenons non sans peine l’éclopé chez ses grands parents. Dans la traversée de la ville, l’embouteillage, le désordre et l’affolement étaient à leur comble. Dans le vacarme des moteurs et des coups de frein, des voix angoissées suppliaient qu’on prît dans les camions déjà surchargés, les retardataires pressés de fuir le danger devenu imminent.

 

Soudain, à tout ce bruit et cette agitation qui depuis trois jours et trois nuits, n’avaient pas cessé une minute, succéda un silence de mort. Les convois ne passaient plu et la voix plus proche des mitrailleuses nous avertit que cette fois l’ennemi était là.

 

Nous avions accueilli la veille des parents fuyant dans deux voitures leur maison de Seine-et-Marne, et qui, épuisés par leur voyage, (il leur avait fallu huit heures pour venir de Toucy à Clamecy, et deux heures pour aller du pont de Bethléem au pont de Beuvron), n’avaient pu continuer leur chemin. Nous nous étions réunis pour aviser de leur situation, quand une violente et proche explosion m’engagea à les faire se réfugier dans l’abri précaire de ma cave. Une deuxième et puis une troisième explosion… Pas de doute le Luftwaffe bombardait Clamecy. Or, dans le ciel  pas le moindre avion. Mais de l’église Saint Martin montait l’épaisse fumée caractéristique d’un « gros noir ». C’étaient des pièces de gros calibre qui tiraient sur Clamecy, des coups de semonce sans doute, car le tir ne se prolongea pas plus longtemps. Les pièces du 155, si l’on se rapporte au fragment de projectile conservé au presbytère, avaient été amenées en position sur les hauteurs de Sembert par les Barlets et les Mont-le-Duc.

 

Je décidais d’aller à la Mairie pour me rendre compte de la situation et prendre toutes dispositions utiles. Le spectacle de Clamecy était lugubre : tous les volets clos, pas une âme dans les rues, image d’une ville abandonnée.

 

Sur le perron de l’Hôtel de ville, quelques rares habitants et des réfugiés entouraient le concierge et le garde champêtre Madelinat, seul représentant de la force publique et des autorités administratives repliées dans la nuit avec la gendarmerie et les cheminots. L’accueil que me firent ces braves gens assurés de ne pas être abandonnés de tous, me fut un réconfort puissant.

 

Je partis à la recherche du président de notre Délégation spéciale, place des Victoires. Lui aussi avait du se résigner à partir, les balles des tirailleurs placés dans les coûtas de Vaugorge venant frapper sa maison et ses persiennes. De fait, une balle perdue venait de temps en temps s’écraser sur les façades. Il était vain de s’exposer inutilement. Je gagnai les Ponts Verts pour aviser avec mon autre collègue Louis Marcelot de ce que nous pouvions faire.

 

A peine arrivé dans son jardin, où je le trouvai au travail, on vint m’aviser que des blessés avaient été recueillis à l’Ecole Maternelle. Je m’y rends non sans faire un détour prudent pour éviter l’extrémité de la rue Jules Renard, battue par le feu des mitrailleuses d’un char embossé sans doute dans le pré de Beillant, d’où il balayait le carrefour situé près de l’école des garçons. Devant celle-ci achevait de brûler et de sauter un camion de munitions d’infanterie.

 

Il y avait deux blessés dans l’Ecole Maternelle : un soldat belge, la jambe fracturée par une balle et un réfugié de Reims, nommé Yvirel, mortellement par un obus de petit calibre en allant secourir le Belge blessé. Auprès d’eux se prodiguaient deux institutrices, (Mmes Gousse et Milon) que rejoignirent  bientôt deux religieuses (les sœurs Marie Danièle et Marie de la Providence). Un voisin, Monsieur Paumier, se dévoua pour aller chercher sa voiture et conduire les blessés à l’Hôpital

 

Pendant ce temps, les combats se poursuivent pour la défense du Pont Jean Rouvet. D’après les témoignages recueillis, voici comment on peut en reconstituer  la physionomie : la colonne allemande débouchant du faubourg de Bethléem dans l’encombrement de l’entrée du pont par des voitures abandonnées, se heurtait à quelques embryons de résistance. D’une part un petit groupe de soldats en retraite avait mis en batterie sur la route d’Armes près la villa des Tourelles une pièce de 75 qui tira quelques coups sur la place de Bethléem démolissant quelques véhicules et endommageant une maison du quai de l’île Margot. Devant la façade de l’église de Bethléem avait aménagé à l’aide d’une cornue SPCC, un blockhaus dont la meurtrière percée trop haut ne permettait pas à ses occupants( deux territoriaux) de tirer sur le débouché du faubourg. L’un fut fait prisonnier, l’autre s’échappa pour tomber quelques heures plus tard en tentant de traverser la fausse rivière sous les balles des tireurs allemands postés alors sur le pont.

 

La résistance la plus sérieuse fut apporter par un petit char en panne à la sortie du pont rive gauche, d’où un brave, le maréchal des logis Malhappe du 123 R.A.L. interdisant avec sa mitrailleuse l’accès du pont sur la rive opposée.

 

Quelques tireurs isolés faisaient le coup de feu derrière le parapet du quai ou des fenêtres de la gendarmerie. Deux au moins Ouvrier-Buffet et Laffargue y trouvaient une mort glorieuse. Les mitrailleurs allemands postés au premier étage de la maison Boizanté, où leur avaient donné accès quelques feldgrau sans doute camouflés parmi les réfugiés qui y avaient passé la nuit précédente cherchaient en vain à neutraliser la mitrailleuse de Malhappé. Si l’on croit certains témoignages, ce serait par ce stratagème d’un véhicule de réfugiés que les Allemands auraient réussi à s’approcher et à tuer sur sa pièce le malheureux sous officier.

 

Dès lors, toute résistance était terminée. Vers 9 heures un motocycliste franchissait le pont et poussait une reconnaissance sur la route de Pressures, puis les autres mitrailleuses et des chars légers parcouraient la ville en tous sens, canons de 37 braqués et menaçants.

 

Les colonnes allemandes pénétraient en ville de plusieurs côtés : route d’Auxerre, de La Forêt, de Nevers et descendaient Vaugorge et les Récollets. Bientôt l’étendard rouge à croix gammée flottait au balcon de l’Hôtel de Ville où s’installait la Feldkommandantur

 

Nous dûmes prendre contact avec mon collègue Marcelot avec les occupants de leur côté dénué de la plus élémentaire aménité.

 

Pendant ce temps les divisions motorisées immobilisées quelques heures traversaient à grande allure notre ville et se lançaient par la route d’Armes du côté de Dijon couper la retraite à nos troupes de l’Est. D’autres unités par la Mirandole et le Crôt Pinçon gagnaient Tannay et Corbigny. Et la population muette de stupeur regardait défiler sans un à coup, dans un ordre impeccable, cette monstrueuse machine de guerre insoupçonnée, merveille de puissance, de technique et de discipline, aux capots ornés de dépouilles arrachées aux nôtres ou pillées dans les maisons abandonnées : casques français ou poupées de divan. Et déjà, hélas, de jeunes inconscientes se laissaient aller à répondre par des sourires aux gestes joyeux des occupants des voitures de combat pendant qu’inlassables les infirmières du Centre d’accueil de la place des Jeux s’étaient remises à ravitailler les réfugiés.

 

Un autre sujet d’amertume nous était réservé pour l’après midi : celui du pillage des magasins abandonnés et des trains en panne à la gare par des Français, pillage encouragé par les Allemands et filmé par eux pour des buts de propagande facile à concevoir.

 

23 heures : malgré les périls de la circulation après le couvre feu, un homme courageux vient me chercher pour une malade, sa voisine sur la route d’Armes. Mon brassard à croix de Genève et quelques brides d’allemand nous servent de mot de passe.

 

Le spectacle de la ville est lugubre. Sur le quai du Perthuis, rive droite, encombré de véhicules militaires dont beaucoup ont été poussés à la rivière, , des fourgons de munitions achèvent de brûler éclairant l’Yonne de lueurs sinistres, tandis que des caisses de cartouches sautent en crépitant.

 

La journée néfaste du 16 juin a pris fin. Nous voici pour quatre années sous la botte de l’envahisseur. Le surlendemain, nos compatriotes repliés en Corrèze ou en Dordogne apprenaient par un communiqué de la radio que quelques éléments blindés légers avaient poussé en direction de Clamecy.

 



Retour à l'accueil