Retour à l'accueil



Souvenirs d’enfance

Sous l’Occupation à Clamecy

 

 

 

De la présence de l’occupant, je ne garde que peu de souvenirs. Il y avait la Kommandantur sur la place Saint Jean, avec un soldat de garde armé d’une mitraillette ; des rondes de deux ou trois feldgendarmes, principalement après le couvre feu ; les voitures allemandes qui dévalaient la côte de l’Abreuvoir sans se soucier des enfants et des habitants, et encore moins des animaux. Je garde le souvenir de mon chat préféré Mickey, qui me voyant sur le trottoir devant la maison, voulut me rejoindre et se fit écraser sous mes yeux !  Les chats de la famille devaient payer un tribu à l’occupation… Un autre de mes chouchous, Jim, si doux et affectueux disparaît fin novembre 1942. Il revient à la maison quelques jours avant Noël méconnaissable tant il avait grossi ! Il avait échappé au repas de réveillon…La même situation se renouvela l’année suivante à la même époque ; mais cette fois nous ne le revîmes pas. Certains Clamecycois avaient ignoré l’avis des journaux paru  le 31 octobre 1941 :

 

« Mangeurs de chats, attention…

Par ces temps de restriction, certaines personnes affamées ne craignent pas de capturer des chats pour en faire un bon civet. Ces personnes ne connaissent pas le danger qui les menace. En effet, les chats, ayant comme but utilitaire de tuer et manger des rats porteurs de bacilles les plus dangereux, peuvent être de ce fait, particulièrement nocifs… »

             

 

Après la débâcle militaire, l’exode, la préoccupation majeure de la population clamecycoise est de « subsister », comme d’ailleurs la France entière. Bien que Clamecy, petite sous préfecture d’environ 5000 habitants, soit entouré de villages ruraux, les restrictions et le ravitaillement deviennent l’obsession de ses habitants.

 

Tout d’abord, réduction des énergies : principalement le gaz, dont la pression est pratiquement nulle. Le charbon également, d’où la nécessité d’adapter les cuisinières et les poêles au chauffage au bois.

 

Le Morvan est riche en forêts. Et notre famille est privilégiée, car nous sommes propriétaires de quelques hectares dans les bois de Creux. Un certain Monsieur Bonhomme vient régulièrement nous livrer quelques stères de « moulée » avec son tombereau qu’il décharge sur le trottoir bordant la maison. Charge à mon père de contacter le plus rapidement possible son « copain de la classe 28 », R. Martin, « bois et charbon » sur le boulevard Misset, qui s’est reconverti dans le sciage du bois ; si par malheur, il n’est pas libre, une garde de nuit s’organise pour éviter que le tas de bois « fonde au clair de lune ».

 

Toujours dans un souci d’économie de combustible, la famille adopte le système de la « pièce unique » où l’on mange,  on travaille, on veille et on dort. La préparation des repas terminée, on laisse éteindre le feu de la cuisinière ; et les plats sont maintenus chauds grâce à la « marmite norvégienne » bricolée par mon père : une caisse en bois, bourrée de foin entortillé dans de vieux journaux ; au centre un espace creux pour y déposer faitouts ou cocottes. Moyen peut-être rustique, mais efficace. Le porte feuille familial ne regorge pas de billets de banque. L’entreprise de « plâtrerie- peinture-décoration » crée en 1871 par mon arrière grand père, fermée à cause de l’état physique dégradé de mon grand père suite à la guerre 14-18, avait été rouverte en 1936 par mon père. Mais après l’armistice de 1940, les clients se faisaient rares ; l’entretien de leur habitation étant devenu secondaire.

 

Mais le dit porte feuille, régit par ma mère, déborde de cartes de ravitaillement, qui classent les Français en catégorie : T, pour Papa, travailleur de force, A, pour Maman et J1 pour moi ; puis les cartes d’alimentation avec leurs tickets de pain, de viande, de matières grasses… Les cartes de vêtements, de tabac ; des coupons pour les chaussures etc… Beaucoup de paperasse pour de petites rations. Là encore, nous avons la chance d’avoir le « cousin Albert », premier commis boucher de la maison Rouard, rue de la Monnaie, qui octroie discrètement quelques morceaux supplémentaires à sa « cousine Simone », ma mère.

 

Malgré cela, les rations de viande sont insuffisantes.

 

 

La maison possède de nombreuses dépendances ; et mon père construit des cabanes dans un grenier pour un élevage « intensif » de lapins, de la race des « Géants des Flandres » aux prunelles rouges ; mais l’air du Morvan, ou l’air confiné du grenier, n’est pas  propice…Le cheptel dépérit   : pas de complément de viande, mais un commerce de peaux de lapin avec un marchand spécialisé qui m’aide également  à faire mes problèmes d’arithmétique.

 

Les arrières cours des maisons de la rue de l’Abreuvoir se sont transformées petit à petit en poulaillers. D’où l’idée de remplacer les lapins par quelques poules. Nous les chouchoutions avec graines et vermisseaux. Mais je n’ai pas souvenance d’avoir mangé beaucoup d’œufs de ces poules ; et elles passèrent rapidement à la cocotte, même la petite rousse, Julia, ma préférée.

 

Les parents de ma camarade Colette élevaient un porc dans leur cave. Ce qui donna à mon père l’idée d’acheter un mouton que l’on mit à paître avec une grande laisse dans le coûtat au dessus de la maison. Ce terrain très en pente ne convint pas à cette bestiole qui n’avait pas le pied montagnard. Il glissa et s’étrangla avec sa laisse. Nouvel essai durant l’été 43. Cette fois, le mouton occupe le réduit attenant à la cuisine. Mais il faut le nourrir et le « promener ». Annie est promue « bergère ». Et tandis que cousins, cousines et copines se livrent à des parties de cache-cache et de palets, elle conduit l’ovin un tantinet caractériel brouter l’herbe du Chemin de la Côte d’Or, jusqu’à ce qu’il présente une panse rebondie. Au fur et à mesure que le mouton grossit, il devient de plus en plus indiscipliné et commence à charger tête baissée ; sa gardienne a de plus en plus peur de lui. Il s’en rend d’ailleurs compte ; et un jour, il s’échappe, galope dans la rue, escalade la côte de l’Abreuvoir, poursuivi par Papa qui le récupère au pied du feldgrau de garde devant la Kommandantur…Cette rébellion lui sera fatale… Et Annie ne pleurera pas !

 

Outre l’élevage, nous faisions notre retour à la terre. Nous étions propriétaires d’un terrain dans le chemin de la Côte d’Or hérité des arrière grands parents, qui en avaient fait un très joli jardin d’agrément, avec gloriette, massifs de fleurs, arbres décoratifs et fruitiers. Au moment de la guerre, ce terrain est à l’abandon. Il faut le remettre en état, bêchant la partie basse et fauchant l’herbe du coûtat rejoignant le chemin de la Messe, planté de pommiers retournés à l’état sauvage. 

 

J’aimais aller dans ce jardin, non pas pour jardiner mais pour grimper dans un arbre dont quatre branches formaient un fauteuil très acceptable : endroit idéal pour lire la Bibliothèque Rose et les aventures dans la jungle amazonienne chères au capitaine Mayne Reid.

 

Hélas, Papa, bien que petit fils de maraîcher, n’avait pas la main verte. Dans ce jardin péniblement défriché ne poussaient que quelques flageolets, quelques pieds de tomates et d’abondants haricots verts !

 

Pour les tomates qui arrivaient rarement à maturité, la solution, sur les conseils d’une voisine, fut de les transformer encore vertes en confiture en sacrifiant nos rations de sucre. J’ai gardé un excellent souvenir de ces confitures. Etaient-elles vraiment bonnes ? Ou, la faim aidant, je les parais de toutes les qualités !

 

Mon gros problème était la surproduction de haricots verts ! Papa n’étageait pas ses  semis ; et avec la terre qui semblait privilégier cette culture, nous étions envahis dès la  mi-juillet  

Juste au début des grandes vacances. Toute la famille s’accordait pour reconnaître mes dons en matière de conserves de ces légumes. Après épluchage « soigné », j’enfilais les morceaux de haricots longs de quatre centimètres dans les goulots des bouteilles, (un autre héritage de mes arrière grands parents) retrouvées vides dans un coin de cave ! Tassés grâce à d’énergiques secousses de haut en bas, elles étaient remplies d’eau salée et allaient dormir à la cave en prévision des repas hivernaux. Le dimanche, on débouchait la bouteille et on extirpait plus ou moins facilement les haricots bien tassés à l’aide d’une aiguille à tricoter en fer recourbée : du grand art ! Le cru de l’été 1943 dépassa toutes nos espérances : plus de 150 bouteilles. Et l’on s’étonne maintenant de mon dégoût pour ce légume !

 

Autre distraction de l’été, les conserves, (toujours en bouteilles) de cerises aigres appelées pompeusement « cerises anglaises ». C’est sans doute ce type de cerisier qu’avaient planté mes arrière grands parents ; mais là encore il y avait dégénérescence !

 

La pratique était la même que pour les haricots verts : enfilage une par une des cerises non dénoyautées ; tassement adéquat et ajout de ?? Peut-être du bicarbonate de soude …Réserve à la cave dans le but d’agrémenter les tartes dominicales de l’hiver.

 

L’ouverture de ces bouteilles était délicate, voire périlleuse ; elle était pratiquée par mon père au dessus de l’évier de la cuisine avec « un angle d’orientation très étudié », car une certaine fermentation s’était installée dans les bouteilles ; la moindre fausse manœuvre faisait jaillir les cerises au plafond où elles s‘écrasaient lamentablement, ou encore au nez de l’opérateur…le tout accompagné de jurons…

 

L’alimentation était devenue le problème n°1 de la famille. Mon père avait quelques clients  agriculteurs à Breugnon, Latrault, Villaine. Le marché noir régnait en maître. Mais pour cela, il fallait de l’argent, et nous n’en avions pas. Le métier de mon père ne lui permettait pas de faire du « troc » avec les produits qu’il utilisait. Par contre, l’entreprise tournant au ralenti, il pouvait donner de son temps. Trois journées consacrées au binage des champs de pommes de terre lui permettait de rapporter plus ou moins 50 kilos de cette denrée réglementée. Pour améliorer le repas donné en l’honneur de ma communion solennelle, il reçut un verre d’huile de colza pour une journée de fenaison !

 

Un jour, mon père rapporta à la maison un sac de blé d’une trentaine de kilos… Comment utiliser cette manne ? Le système D joua son rôle. Un vieux moulin à café fut réservé au broyage des grains de blé. Là encore, mon habileté (et ma résistance) à tourner la manivelle fut unanimement reconnue. Je devins « meunière ». Puis Papa fabriqua une sorte de tamis : un cadre en bois sur lequel étaient tendues des bandes de tarlatane rapportées de l’hôpital de Verdun par mon grand père paternel, infirmier durant la guerre 14-18, et qui servaient de support aux différents plâtres. Le tamisage était très fatiguant pour mes petits bras. Mais quelle satisfaction de recueillir une tasse de farine qui servirait à la confection d’un grapiau morvandiau très bourratif. Quant au son, il était la base de la pâtée pour les lapins !

 

Les paysans ne vendaient plus leurs produits sous les halles. Il fallait se déplacer. Ma mère avait un vélo dont elle ne s’était jamais servi : son apprentissage s’était arrêté prématurément après une chute. Elle dut surmonter sa peur pour apprendre à utiliser ce moyen de transport indispensable à l’époque ; et cela sous l’œil amusé des voisins… Elle prit ainsi le  relais   dans la quête aux œufs, beurre et fromages dans les fermes avoisinantes, jusqu’à l’automne 42, où fut annoncée la venue d’un bébé, mon frère Guy.

 

L’acquisition du « petit vélo vert » me permit de faire les tournées de trois fermes chaque matin pour récolter dans chacune d’elles, un quart de litre de lait pour l’alimentation du bébé.

A cela venait s’ajouter avant le départ à l’école, la prise de position dans les queues devant les magasins d’alimentation, les membres de la famille se relayant suivant leur emploi du temps.

 

Les ménagères rivalisaient d’ingéniosité pour accommoder les diverses denrées récupérées à droite et à gauche ; elles essayaient les recettes novatrices du « Petit écho de la Mode » et en faisaient profiter leurs connaissances. Je garde un excellent souvenir d’un gâteau aux pommes de terre et au chocolat, dont la recette a malheureusement été perdue, de grapiaux fourrés à la confiture de tomates vertes, des bols de chicorée au lait ou de malt grillé où flottait le petit comprimé de saccharine achetée à prix d’or chez le pharmacien, et même les gâteaux « vitaminés » distribués tous les jours de classe vers les dix heures.

 

Il y avait aussi le problème des vêtements. Nous avions la chance que Maman se débrouille en couture. Elle se taille un nouveau tailleur dans une couverture « bleu horizon » abandonnée par des soldats en déroute. Et son ancien ensemble est remis à mes mesures, les endroits usés disparaissant dans la transformation ; on reteint les vieux habits ; on décroche les rideaux à fleurs qui feront des jupes et robes d’été « pimpantes ». Les pieds doivent s’habituer aux semelles de bois, (certaines sont même « articulées »). La layette du petit frère, tricotée par Annie, promue « reine du tricot », est faite de laine « rénovée » bien rêche et délavée…

Un pull « orange » sera porté plusieurs hivers ; la laine mitée provient d’un vieux châle détricoté contraignant à nouer des bouts de laine tous les cinquante centimètres. Mais l’élégance n’est pas de mise : tout est récupéré et doit resservir.

 

Fin de compte, notre organisation était plutôt efficace et nous a permis de subsister. Paradoxalement, les souvenirs que je garde de cette période difficile ne sont pas mélancoliques, même si, parfois, mes Parents m’ont confié des tâches ardues pour une gamine d’une dizaine d’années.

 


© 2005 par Annie Delaitre-Rélu
Retour à l'accueil