Retour à l'accueil


 

La vie quotidienne des flotteurs

 

 

Ils se nommaient J. Marquat, E. Marié, A. Plait, J. Milandre, L. Boudard, P.A. blond, mais ils répondaient aux sobriquets respectifs de Paquet, Le Grec, Gazelle, Missiaux, La Fleur, Chiefoin. Tous étaient des flotteurs, descendants de ces « compagnons de rivière », qui pilotaient jadis des « margotats » (bateaux plats non pontés).

 

A Clamecy, le terme de « flotteur » est utilisé au moment de la Révolution de 1789 concurremment à celui de « compagnon de rivière », puis exclusivement à partir de 1830, quand ce dernier tombe en désuétude.

 

Ces dits compagnons ont toujours eu, non seulement à Clamecy, mais partout où ils se trouvaient en nombre, des mœurs et des usages qui faisaient des quartiers où ils habitaient des centres distincts du reste de la cité.

 

A Clamecy, pas le moindre flotteur dans la ville haute, appelée « Rome » et réservée aux notables, bourgeois et riches commerçants. Les flotteurs vivent dans les faubourgs, en particulier celui de Bethléem, dit « Beyant » ou « Judée », (par opposition à « Rome »).

 

En matière habitat, ils se contentent de peu. Une maison basse, avec une grande pièce au rez de chaussée où se trouvent le bûcher, et une soupente où l’on accède par une porte vitrée à mi-hauteur. Deux alcôves sont aménagées : une pour les parents, l’autre pour les enfants ; les garçons à partir d’un certain âge, couchant dans la soupente. Comme chauffage l’hiver, un poêle en fonte trônant au centre de la pièce où la ménagère fait la cuisine ; l’été, elle utilise un fourneau à charbon de bois placé dans la grande cheminée de pierre. Comme éclairage, une chandelle autour de laquelle se groupe la famille et que l’on éteint de bonne heure.

 

En été, le flotteur arrive au port le matin à « la pique du jour », c'est-à-dire entre 4 heures et demie et 5 heures et ne le quitte qu’à l’angélus du soir, vers 19 heures. A midi, il réchauffe son déjeuner dans un chaudron en étain appelé « bouillaud ». Souvent la femme apporte ce repas dans sa hotte et revient avec celle-ci remplie d’écorces de bois pour allumer son feu.

 

Ses loisirs, entre le départ des derniers trains de bois et l’arrivée du « Grand Flot » sont occupés par des travaux divers. S’il possède un coin de terre, il le cultive, remplace les « paisseaux » de sa vigne et entoure son lopin d’un mur en pierres sèches. Ces petits jardins sont encore visibles en montant à la « Crois Pataud », lieu où se tenaient les bois de justice.

Ils confectionnent aussi des petits fagots dits « margotins », part « allayer » (élaguer) dans les bois du Marché, scier du bois en ville chez les « bourgeois ». S’il ne trouve pas d’occupations, il va s’asseoir sur le parapet du pont de Bethléem en fumant sa courte pipe de terre appelée « brûle gueule ».

 

Les soirs d’hiver, après le dîner, on se réunit à deux ou trois familles autour du poêle, en tricotant, en écossant des haricots ou en cassant des noix ; tandis que le plus instruit de l’assemblée, fait lecture de romans dont les feuillets découpés au cours de l’année dans les journaux et soigneusement mis de côté et sommairement reliés par un fil à coudre.

 

Et que l’on se passe de famille en famille jusqu’à ce qu’ils tombent en lambeaux. L’arrivée d’un « vrai » livre dans ces veillées est une aubaine. Charles Milandre, descendant de flotteurs, érudit local et auteur des « Vielleries clamecycoises » écrit : « Je me souviens avoir occupé toutes les veillées de l’hiver 1879-80 à lire à un auditoire très attentif « Quatre vingt treize » de Victor Hugo. Personne ne s’en lassait et quand j’avais tourné la dernière page, il me fallait recommencer ».

 

Les notables et les bourgeois de la ville haute ne sont pas tendres avec les flotteurs. Ils n’ont pas complètement tort lorsqu’ils affirment que cette corporation forme une secte à part, dans laquelle on est admis que par droit de naissance, et que leur titre se transmet aux enfants avec la profession

 

On leur reconnaît une santé robuste, leur permettant les travaux les plus pénibles. Mais dès que les trains de bois sont partis, ils deviennent oisifs, traînant sur les quais ou passant leur temps dans les cabarets. Ils sont gaspilleurs, insouciants de l’avenir, irrespectueux des lois et de la religion ; leur caractère étant un mélange de passivité et de brutalité, de dévouement et de haine. Ignorants en toutes choses, ils se montent la tête pour des « motifs futiles », par exemple un « changement insignifiant écornant leur salaire ! ». Ils deviennent alors d’une violence extrême et fomentent une grève ou une insurrection.

 

Quant aux femmes, elles sont exaltées, criardes et grossières. Et les enfants associés dès leur plus jeune âge aux travaux de leurs pères et aux mauvaises habitudes, ils entendent et répètent leurs plaisanteries, souvent empreintes d’une grossièreté toute locale sur les sujets les plus respectables ou sacrés.

 

Ces appréciations sont exagérées. Oisifs ? Les derniers trains de bois partent en novembre, et le grand flot arrive en mars ; d’où une période de morte saison pour les métiers de plein air dans une ville où n’existent pas encore d’autres industries.

 

Légende que ces stations dans les cafés où les flotteurs dépensent leurs économies. Certes, ils ne dédaignent pas la « dive bouteille » ; mais ce ne sont pas des piliers de cabarets. Ils n’en ont pas les moyens, leur salaire étant juste suffisant pour la nourriture de la famille ; seulement une « goutte » à deux sous prise en se rendant au travail.

 

La réputation d’irrespect en matière religieuse est gratuite. Leur travail ne leur permet guère une fréquentation régulière des offices religieux. La plupart se marient à les églises et les enfants sont en général baptisés. De tout temps, les flotteurs ont eu pour patron Saint Nicolas et célèbrent sa fête par une messe solennelle à la collégiale Saint Martin et par des vêpres suivies d’une imposante procession parcourant la ville, bannière du Saint en tête. Lorsque en 1868 vient en discussion  la création de la paroisse de Bethléem, le conseil municipal siégeant dans « Rome » émet un avis défavorable ; et c’est l’unanimité des habitants de « Judée » qui emporte les dernières hésitations de l’évêché de Nevers.

 

Quant à tous les mouvements séditieux dont Clamecy a été le siège, le rôle des flotteurs n’a pas été aussi important que celui qu’on leur attribue arbitrairement. Beaucoup  d’entre eux adhèrent à la Marianne, société secrète qui jouera un rôle lors du coup d’état du 2 décembre 1851 fomenté par Napoléon III.

 

 

 

Certes, pendant deux siècles, ils ont lutté contre les marchands de bois de Paris et certains entrepreneurs de flottage qui les exploitaient. Comme l’écrit un édile municipal : « Cette lutte est aujourd’hui méconnue ou ignorée par les annalistes locaux, qui considèrent ces conflits comme des entreprises de violence et de désordre ; ils n’ont point senti que les flotteurs en défendant leur pain menacé, défendaient la prospérité de la région et témoignaient par leur résistance tenace, d’une énergie rare dans la classe ouvrière d’autrefois. »

 

Quant aux femmes criardes, grossières, et plus exaltées que les hommes…Dans le monde du flottage, tous ont un parler haut et sonore qui s’explique par la nécessité de se faire entendre au milieu du tumulte bruyant des ports, du tapage assourdissant provoqué par la manutention simultanée de ces milliers de bûches.

 

De même, le compagnon du devant conduisant le train de bois, placé à 70 mètres du gamin d’arrière, doit crier ses ordres pour être entendu, surtout à l’approche des pertuis où la voix est couverte par la chute d’eau. Le flotteur parle haut, et femmes et enfants se mettent à l’unisson ! Non, le langage des compagnons et de leurs épouses n’est pas raffiné. Ils appellent un chat un chat. C’est un parler un peu libre, avec des hardiesses qui ne choquent pas.

 

Les femmes des flotteurs sont débrouillardes et ne boudent pas à la besogne. C’est nécessaire si elles veulent subvenir aux besoins du ménage avec le maigre salaire de leurs maris, souvent absents, partis sur les ports ou « sur le voyage ». Elles se substituent à eux et le font bien. Elles montrent plus d’une fois ce qu’on peut attendre de leur énergie, par exemple lors de la fameuse révolte des Boisseaux en avril 1837, au moment de l’adoption des nouvelles mesures décimales, ou quand, à plusieurs reprises, elles arrêtent les convois de blé dirigés vers la Bourgogne et les amènent à la municipalité siégeant à « Rome », mais incapable d’obtenir un bon approvisionnement pour la ville.

 

Quant aux enfants, peut-on leur reprocher d’être associés trop tôt au travail de leur père ? Ce sont même ces circonstances qui conduisent les fils à adopter, quasi automatiquement l’état de

Flotteur en commençant à tenir ce rôle de « p’tit homme d’arrière » impensable à notre époque, mais qui est alors un rude apprentissage pour des enfants de 10 à 14 ans, de jour et de nuit aux peines et dangers d’homme mûr.

 

Cette navigation entre Clamecy, Auxerre, et parfois Joigny, de 5O à 100 trains emportés par une même éclusée à travers 23 pertuis, constitue une véritable acrobatie exigeant de la part du compagnon et de son aide, une sûreté de coup d’œil et une sacrée dose de sang froid ! Cette situation angoissante pour l’homme, l’est encore plus pour le gamin qui, à l’arrière du train,, perdu dans la nuit, n’aperçoit pas son partenaire et manœuvre à son commandement sans savoir ce qui se passe autour de lui. Sans compter le retour à la maison, environ 50 kilomètres, parfois en coche d’eau, le plus souvent à pied.

 

De nombreux compagnons de rivière se souviennent avec effroi de leur temps d’apprentissage, de leurs passages de nuit du pertuis d’Augy ( prés d’Auxerre) appelé le « neyeux » (le noyeur), l’instant où le train plonge dans la fosse et où les deux « navigants » doivent vivement se réfugier sous l’abri de branchage, construit au centre du radeau, sous peine d’être balayé par le courant.

 

 

 

 

Si ces enfants au contact de leur père, apprennent quelques plaisanteries lestes, ils sont à une rude école qui va donner à leur corps et à leur caractère, cette trempe exceptionnelle qui fit la renommée des flotteurs de Clamecy.   

                                                   


© 2005 par Annie Delaitre-Rélu
Retour à l'accueil