Mais délaissons quelques instants l'ironie lourde et Prud'hommesque des contempteurs de ce projet et rêvons un peu : imaginons nous dans le "bateau wagon" d'Edouard Mazet, glissant le long des frondaisons des Grands Boulevards par une belle journée ensoleillée. Même si l'on peut douter de la faisabilité technique de ce système, il est nettement plus poétique que la réalité des bus rouges à impériale traine-touristes qui envahissent actuellement la capitale (et qui polluent considérablement).
Enfin, faisons ce que les nombreux auteurs d'ouvrages et de sites Internet parus à l'occasion du centenaire du Métropolitain n'ont pas cru devoir faire : donnons à l'auteur l'occasion de défendre - pour la première fois sur le Web - son projet [1].
Extrait de "La Nature", 1884.
La question du chemin de fer Métropolitain de Paris est à l'ordre du jour, et il ne se passe pas de semaine sans qu'il ne surgisse un projet nouveau tout naturellement supérieur à tous les autres, du moins dans l'esprit de son promoteur.
Quel que soit l'avenir réservé à celui que nous allons présenter aujourd"hui à nos lecteurs, il serait difficile de lui retirer sa qualité dominante : l'originalité. A l'époque ou nous vivons, c'est déjà quelque chose que de faire nouveau, et il faut savoir en tenir compte.
Voici d'abord le résumé des considérations par lesquelles M. Edouard Mazet, capitaine au long cours, a été conduit à imaginer son Nouveau chemin de fer métropolitain, sans rails, ni wagons, ni ponts, ni tunnels. La suite montrera dans quelle mesure le système justifie son appellation.
Deux systèmes de chemin de fer métropolitain sont en présence : 1° Le chemin de fer souterrain; 2° le chemin de fer aérien sur ponts.
M. Mazet a bientôt fait le procès des chemins de fer souterrains.
"Ce qui a empêché et empêchera toujours l'établissement du premier de ces systèmes dans des villes telles que Paris, c'est
qu'il aurait fallu, à l'origine de la formation de la cité, en prévision de son extension actuelle et future, combiner par avance
les différentes routes que devaient suivre plus tard et sans enchevêtrement possibles, au fur et à mesure des découvertes de
la science et des besoins de l'homme, les voies de communication, les égouts, les conduites d'eau, de gaz, d'électricité,
les téléphones, etc., enfin prévoir et ménager sous terre un espace libre et suffisant où l'on pût faire circuler un
chemin de fer à double voie, sans être dans la nécessité de changer ou détourner aucun des égoûts, conduites, etc.,
déjà existants."
"Mais comme l'on ne pouvait prévoir ce que deviendrait Paris, pas plus que nous ne pouvons soupçonner ce qu'il sera dans les temps futurs, et comme nous sommes de plus en plus convaincus que ce défaut de divination se perpétuera dans les siècles, nous croyons devoir et émettre l'opinion : que les difficultés matérielles et financières qui se sont amoncelées depuis l'époque où la première tribu est venue se fixer sur les rives de la Seine, jusqu'à nos jours, empêcheront maintenant et pour jamais l'établissement d'un réseau souterrain à Paris.
"En résumé, 1° La création d'un chemin de fer souterrain doit précéder la création de la ville où il doit être établi, car lorsque la ville existe avec toutes les artères indispensables à son existence, les difficultés matérielles et financières qui se présentent peuvent être considérées comme insurmontables.
"2° La création d'un chemin de fer métropolitain souterrain ne peut précéder la création de la ville où il doit être établi, car la
nécessité d'un réseau souterrain ne se fait sentir que lorsqu'il y a agglomération d'habitants, c'est à dire : ville.
"Nous voyons que, d'une part, ils doivent précéder ; que d'autre part, ils ne peuvent précéder et nous concluons :
les chemins de fer métropolitain souterrains doivent être rejetés."
[Note de "La Nature" : Nous faisons remarquer ici que c'est l'auteur qui parle. Nous avons reproduit textuellement la citation, nécessaire pour la justification du projet, sans en garantir l'exactitude, puisque les évènements viennent de lui donner un démenti, et qu'une convention vient d'être signée entre le Ministre des travaux publics et un groupe formé de Sociétés de crédit pour la concession du Chemin de fer Métropolitain de Paris].
M. Mazet accorde dix ans pour la construction d'un souterrain et passe en revue les moyens actuels de locomotion devenus absolument insuffisants, pour démontrer qu'il faut une solution immédiate :
"Il faut que dans six mois l'on puisse voyager dans Paris avec une vitesse de huit lieues à l'heure, que les trains passent dans les voies principales toutes les deux minutes, qu'ils offrent au public au moins un tiers de places disponibles en vue du nombre de voyageurs".
Voici maintenant le procès des chemins de fer aériens :
"Pressentant l'antipathie du Parisien pour un chemins de fer souterrain, on a dû chercher un autre mode de transport et on s'est arrêté, pendant un certain temps, à un projet de chemin de fer aérien circulant sur des ponts.
"Il fallait, sur des piliers, établir des ponts dans les rues principales et sur les boulevards, et c'est sur ces ponts qu'auraient circulé les trains à la hauteur des premiers étages des maisons, premiers étages qui passaient alors à l'état de rez-de-chaussée, tandis que les boutiques, ornement de Paris, descendaient dans les caves. C'était insensé ! Encore plus que ce métropolitain souterrain.
"Paris, cette coquette, qui passe tout son temps et dépense tout son argent à s'embellir, était défigurée à jamais.
"D'affreux ponts, en fonte grisâtre froide, masquant les maisons, les hôtels, l'Opéra ! c'était mortel pour Paris qui ne devait pas tarder à passer à l'état de simple bourgade.
"Heureusement, l'Opéra s'est trouvé là, bien assis sur sa base ; fort de sa majesté et de sa popularité il a pu dire : On ne passe pas ! c'était l'obstacle, obstacle heureux s'il en fût, qui a empêché de commettre une bêtise sans appel.
"On a craint de détruire l'effet décoratif que produit l'Opéra vu de l'extrémité de son avenue, on a réfléchi et on s'est enfin dit qu'il n'était pas possible d'avoir entassé tant de millions dans une oeuvre d'art, pour en masquer tout à coup la vue, sans nécessité absolue [2]. Dès lors, le chemin de fer aérien était condamné !
"Mais sans tenir compte de l'Opéra, était-il possible de faire passer deux voies aériennes dans des rues comme la rue Montmartre, par exemple ? Mais ces voies se seraient touchées, et auraient affleuré les maisons, bouchant complètement la rue ; c'était une nouvelle chaussée créée en l'air à la hauteur d'un premier étage, les voitures et les piétons circulaient dessous à travers cette forêt de mâts de fonte. Nous avions alors l'opposé du métropolitain souterrain, c'étaient les voitures et les piétons qui devenaient souterrains, la population parisienne irait à l'aventure, cherchant sa route dans ce nouvel et vaste égout collecteur [3].
"Financièrement parlant, l'affaire était colossale. M. Songeon, président de la Commission Municipale, ne parlant rien moins que de un milliard et demi. En face de ce chiffre qui répand l'épouvante autour de lui, nous n'irons pas plus loin."
Dans le système que propose M. Mazet, il n'y a rien de changé aux habitudes pas plus qu'à la configuration de la ville. Passons outre devant tous les compliments que l'auteur fait à son projet, tous les avantages qu'il présente pour la ville, l'hygiène, le bien-être, etc. et arrivons à sa description sommaire, facilitée par les figures qui l'accompagnent.
En principe, il se compose d'une série de poteaux ou colonnes en fonte espacées de 10 en 10 mètres, ou de 15 en 15 mètres, sur lesquelles vient glisser un bateau ou wagon aérien, assez long pour s'appuyer toujours sur deux colonnes à la fois.
L'armature de ce wagon est constitué par des fers double T, reliés entre eux par des croisillons et des entretoises en fer léger. La partie conductrice du wagon glisse par l'intermédiaire de galets, dans les rainures du poteau servant de support (fig. 1). A l'avant est la chambre des machines, à l'arrière, le frein, le reste est réservé aux voyageurs d'intérieur.
La figure 2 montre une coupe transversale du wagon montrant le système de suspension ainsi que la forme des colonnes.
La figure 3 est une vue perspective montrant des bateaux wagons circulant sur les boulevards. La partie inférieure ne fait saillie que de 1,10m et au sol de la plateforme de l'impériale de 1,40m. En plaçant les poteaux dans l'alignement des arbres, le côté extérieur viendrait donc sur la perpendiculaire à fleur du trottoir.
Les poteaux suppriment et remplacent les becs de gaz actuels ; ils ont 5 mètres de hauteur, 1,20 mètres de diamètre à la base et 50 centimètres au sommet. On profitera des kiosques-affiches, des kiosques de marchands de journaux, etc. pour dissimuler un poteau.
Les rainures se dégagent un peu en éventail de chaque côté pour servir de guide et empêcher le bateau de manquer le support si le vent ou les trépidations venaient à donner au bateau une direction oblique.
Nous laissons de côté les dispositions spéciales combinées pour pouvoir marcher dans les courbes, les montées et les descentes, les stations débarcadères, bifurcations, etc. pour arriver au moteur destiné à mettre le bateau en mouvement. Ici les détails font défaut, voici en effet tout ce qu'en dit M. Mazet :
"Moteur. - Le moteur sera : soit électrique, genre accumulateurs Faure-Selon Wolkmar, ou Beynier, ou Ayrlon et Perry. ;
"Soit à vapeur sans fumée, à air comprimé, à acide carbonique, etc.
"Le moteur est installé à bord dans une chambre spéciale. Si pour rendre le bateau plus léger, ou pour gagner un plus grand nombre de places, l'on supprimait
la machine à bord du bateau, on se servirait d'une force fournie par une usine centrale qui mettrait le galet ou une roue en mouvement.
"La partie inférieure du bateau, qui passe sur ce galet ou cette roue, serait filetée pour empêcher le glissement, et le beatu suivrait sa route emporté par chacun des galets tournants à chaque poteau.
"La force transmise de l'usine centrale pourrait l'être au moyen d'une corde sans fin passant sous terre dans des tubes, et aux pieds des poteaux actionnant le galet au moyen de transmissions, ou à l'aide de l'air comprimé, de la vapeur, de conduits électriques."
Nous estimons qu'il serait plus simple et plus pratique d'imiter ce qui se fait avec le téléphérage (sic) de M. Fleming-Jonkin : laisser le moteur sur le bateau et amener le courant d'une usine centrale par des conducteurs souterrains avec des prises de courant débouchant à chaque colonne. La corde sans fin passant dans des tubes au moyen de transmissions ne nous paraît pas réalisable.
Il en est de même pour le système de propulsion lui-même constitué par un système compliqué de crémaillères et de cliquets qui fourniraient nécessairement des mouvements brusques et saccadés.
Nous n'avons pas d'ailleurs l'intention de faire une critique technique complète du projet de M. Mazet ; il nous a suffit d'indiquer les grandes lignes de son idée si originale ; réalisée sur une petite échelle, elle obtiendrait un certain succès dans les foires et rajeunirait un peu les chevaux de bois, dont la forme antique commence à lasser les amateurs les plus forcenés.
A côté de cette application récréative, il s'en trouve une autre plus sérieuse et plus importante que propose M. Mazet pour la traversée des rivières, des marais, des plaines et des précipices. C'est celle que représente la figure 4.
En dehors de la question économique résultant de la suppression des arches et de la facilité de construction, on aurait l'avantage bien plus important encore de faciliter la navigation fluviale en n'obturant plus les rivières par des barrières qui lui fixent aujourd'hui une limite. Un coup d'oeil à la figure 4 en dira plus que de longues explications.
Nous renvoyons à la brochure de l'auteur ceux qui souhaitent connaître plus avant son projet et seraient disposer à partager son enthousiasme certainement exagéré. Ce que nous avons dit suffit pour en comprendre l'esprit général et juger dans quelle mesure il serait susceptible d'applications.
[2] E. Mazet fait référence ici au projet de métropolitain aérien de Jean Chrétien (1881), qui proposait de faire passer un viaduc devant la façade de l'Opéra (salle Garnier) et déclencha de vives réactions.
[3] Ici, on peut trouver une attaque contre le projet de Louis Heuzé, qui n'hésitait à faire passer son viaduc dans des rues très étroites :
Mazet's project of a metropolitan railway "without rails, coaches, bridges or tunnels" is an interesting attempt to solve many of the problems that plagued urban transportation in the second half of the 19th century. Among many : the excessive cost of tunnel construction and the disgraceful sight of overhead viaducts.
Mazet system is based on a "boat" gliding from one specifically designed lamp post to another. The "boat" is supposed long enough to rest on two consecutive lamp posts at any time. Propulsion was said to be ensured either on board, using a petrol, steam or electric motor, or by the use a an endless rope animated by a stationary engine, transmitting movement from under the pavement through each "lamp post" to the "boat" by a complex arrangement of shafts and cranks.
It is likely that Mazet's system should have exceeded by far the technology available at the time - if not today's technology... However, it is worthwile to note that Mazet was no kind of "mad inventor". When in the French Navy, he designed a system to transport by land small boats from one river system to another in French Cochinchine (now Vietnam). In addition, he attended regularly all the public hearings of the Société des Ingénieurs Civils discussing the design of the Paris underground railway. Last but not least, Mazet carefully studied transport planning issues. His project included in particular a line along the Grands Boulevards, that was to be implemented 20 years later by Fulgence Bienvenüe (who probably red about Mazet's project which was carefully stored in Municipal Commission papers) as part of the lines 8 and 9 of the Paris metro.
© 2002 by Frédéric Delaitre
Created: 02/01/17